MOI, L'INCONNUE
L'INFATIGABLE MARCHEUSE
DE
LA MÉMOIRE
"Oui, écrire, l'oreille tendue, les sens affutés..."
Livre/échange : Nulle part dans la maison de
mon père paru l'an dernier est votre livre le plus personnel. Qu'est-ce qui a
motivé son écriture après la parution de vos seize premiers livres ?
Assia Djebar : En 2004
ou en 2005, je ne sais plus, est remonté soudainement, du fonds d'un véritable
puits d'oubli, le souvenir d'un jour de crise grave pour moi, l'année de mes 17
ans, à Alger, un jour d'automne 1953... Disons un acte de folie. Ce qui m'a
frappée : le refoulé, sur tant de décennies, de cette journée... J'ai eu la tentation
de revivre ces instants -une heure, ou moins, ou plus, je ne sais plus,
l'important est que je pouvais sentir soudain en moi cette violence(en moi et
contre moi, ou contre... un pseudo fiancé devenu brusquement l'inconnu...).
Donc non seulement pour la revivre, mais pour comprendre son surgissement, il
me fallait remonter loin, reprendre l'enfance -et ses bonheurs, ses rêves, ses
curiosités, son secret -la pré-adolescence à l'internat avec sa passion
des livres, l'ivresse du corps sur le stade de basket, les premiers
chuchotements au dortoir avec les amies françaises, la plus proche amie qui
vous pousse aux menues transgressions, bref une pulsion, une constante mobilité
du corps et de l'esprit, de 11 à 15 ou 16 ans, -y compris aussi l'été, les fêtes
-et leurs danses- dans le monde clos, cérémonieux mais clos des citadines de la
ville ancienne -dans un cadre de ruines romaines et de passé andalou.
J'ai hésité une année durant. Ce qui m'a frappée : le refoulement de cette
crise d'un jour, sur tant de décennies, de ma part. Je n'avais nulle envie de
donner à croire que je me lançais dans une autobiographie -en deux ou trois
volumes, pourquoi pas ? D'autant plus que, mon élection a l'Académie,
presqu'aussi inattendue pour moi que pour les autres, survenant, j'aurais pu
laisser croire que je me sentais soudain assez importante pour
entreprendre une autobiographie, autant dire, une mise en bière... Non!
L/é : Comment avez-vous affronté ce surgissement du passé ?
A. D. : J'ai résisté à ce moi inconnu qui se découvrait,
inopportun. J'ai voulu revivre « ce trou », ou cette chute, ou cette
folie... Le souvenir lui même clamait : sans image. Il me faudrait donc une
patience pointilleuse, menue, par petits pas imperceptibles... depuis bien
avant ; l'enfance première, ses bonheurs, ses élans, le nid familial : le père
au centre, bien sur pour moi, la mère à travers les yeux du père, de son amour
silencieux pour elle, de ses prévenances... Partir en somme, du plus loin, dans
le bonheur de ces années (par pure chance pour moi, bien sur), mais pour
arriver où ? A cette dérive d'un jour d'adolescence, à cette souffrance
trop vive, rebelle, insupportable qui, inmanquablement, me fit dériver...
Soudain, le malheur pur, un long cri muet. L'intensité insoutenable de la douleur,
comme un fouet, qui vous traverse le corps, la soudaineté aussi de ce malheur
sauvage : il me fallait donc remonter au début -enfance heureuse, adolescence
livresque et rêveuse- pour déboucher à... à ce trou. De l'automne donc 2006 à
l'été suivant, j'ai donc vécu, presque chaque jour,(dans plusieurs cafés du
Village, à New York, puis dans les bistrots si possible avec terrasse dans les
environs de mon logis parisien) j'ai vécu, plume en main, loin, très loin, des
décennies en arrière: observant de temps en temps la foule autour de moi, et
reprendre ainsi ancrage. Non, ce n'est pas une autobiographie, c'est- à-dire
station prolongée devant un miroir, en pied de préférence. Finalement, il me
semble qu'il faut s'aimer beaucoup pour coucher sa vie, pas à pas, mois après
mois : croire ainsi la conserver. Moi, j'avais une journée -où les minutes à
revivre m'ont paru infinies -pour me découvrir. Moi, l'inconnue.
L/é : La mémoire, son flux, ses absences et ses fantasmes, les
souvenirs semblent conduire votre main dans l'écriture de ce récit. Mais vous
ne suivez pas pour autant un fil chronologique. Quelle pourrait être la nature
de ce fil ? Vous parlez d'une trajectoire « livrée par brisures ».
A. D. : Dans quelques uns de mes livres précédents (Vaste
est la prison, Le Blanc de l'Algérie, etc.) la mémoire quêteuse
a été souvent impulsion première pour écrire, ou plutôt
nécessité soudain urgente pour inscrire le témoignage spontané d'une
personne proche... Le déposer à vif, pour ainsi dire. Car une peur
soudaine me saisit dès lors : de voir ce bris de vie, ce moment de vie réelle
-avec sa grâce ou son envol, ou au creux du désespoir dans un récit anonyme-
oui, m'étreint parfois l'angoisse que ces instants de vie fragile vont
s'effacer : pour qui les a vécus, mais aussi pour moi, pour les autres ! C'est
donc cela qui se révèle, il me semble, en moi : j'écris contre l'effacement. Le
plus souvent, quand dans ce flux de vie passée, d'expérience désespérée ou
éblouissante, illuminante, une étincelle timide d'abord, puis durcie
d'entêtement me fait dire, dans un absolu peut-être gratuit : « cela doit être
fixe, cela ne doit pas replonger dans la nuit, dans l'oubli ou l'indifférence
incolore ! » Cette nécessité d'inscrire : à la limite, peu importe que ce soit
moi qui prenne la plume, ou quelque autre survenant soudain à qui je ferais
passer l'éclair entrevu (de souffrance, de révolte ou de joie brève)...
L'important, le plus précieux est qu'au fur et à mesure que j'écris, je
commence à percevoir ou est l'étincelle (quelquefois, dans un détail -d'où
surgira l'émotion, parfois une scène ou chez un personnage qu'éclaire une
pulsion, que raidit une forte émotion...)
L/é : Ce n'est pas seulement vos propres souvenirs que vous
écoutez. Vos livres portent aussi les mémoires des autres.
A. D. : Oui, écrire, l'oreille tendue, les sens affutés,
ce ne serait pas seulement à partir de ma mémoire personnelle, mais aussi
lorsque, même entre inconnus, dans la rue, une remarque, une voix déchirée, un
rire bref, je les reçois par pur hasard, moi, ainsi écouteuse de propos
lancés dans l'air ; je me crois soudain la seule à sentir fugitivement où est
l'instant de vie pure, de vie -bulles en l'air, paroles de hasard, mais là
aussi, c'est la vie à saisir, son éclair éphémère ! Cet instant dans
la nuit me devient soudain legs de mémoire sur le point de se
dissoudre, à moins justement que, de ce hasard, mon écriture prenne
justement sa source... Peut-être qu'ainsi l'écriture -je dirais, « écouteuse »-
n'est plus labeur solitaire, développant fantasmes et imaginaire
inassouvis. Tout cela n'est pas toujours clair, mais l'émotion a été là : dans
ma vie -c'est-à-dire mon errance-, ou dans une scène vécue par quelque autre
personne qui me l'évoque, la tirant ainsi, elle, de l'oubli... Alors je note
hâtivement le détail imperceptible, j'y repense, j'écris le lendemain mais à
tâtons, je sens soudain qu'il y a eu un petit miracle dans ce « dit » qui
nécessite transmission. Puis je suis sûre, -même si je me perds, oubliant
presque la personne qui a assuré, malgré elle, le passage- qu'a eu lieu un
petit, tout petit miracle : de sensibilité, d'authenticité, de souffrance
aiguë ou joie fulgurante, silencieuse... Hélas, il y a aussi le silence en soi,
autour de soi, qui, peu à peu, engloutit tout dans l'oubli indifférent...
Ainsi, dans mon enfance, j'ai vécu des étés entiers avec des femmes
prisonnières, enfermées, ne se révoltant pas, apparemment soumises. Ou soudain,
elles parlent, elles ironisent dans l'éclair rêche d'une souffrance, d'un
étouffement... Fillette ou pré-adolescente, j'étais la, dans un coin. Assise.
Quelques fois au cœur d'un hammam. A travers les vapeurs de la pièce la plus
brûlante, j'ai été aussi fascinée par des femmes dites « de mauvaise vie » ;
les bourgeoises s'en éloignaient, dédaigneuses.
L/é : La forme autobiographique semble avoir la capacité de
réconcilier les racines algériennes et la langue française. Ce « possible
sillon unitaire » était-il présent à votre esprit lors de l'écriture de
Nulle part dans la maison de mon père ?
A. D. : Je n'en suis pas si sure voyez-vous. Surtout
parce que le but profond de ce livre n'était pas de « réconcilier »... Ce n'est
pas si simple. Je cherchais essentiellement, en revivant, à comprendre, à
me comprendre : donc de tenter de revivre, en approchant pas à pas de ce jour
presque tragique. Revivre, tant de décennies après ; s'y ajoute alors mon
regard lucide devant une telle solitude et une naïveté invraisemblable qui
furent les miennes. (Dues certes à l'époque et à ce milieu à bourgeois
-dans mon cas, mon père ne voyant dans l'instruction dont je bénéficiais -la
première de la famille -que le « positif »). L'écriture de ce livre, je l'avais
espérée, au départ facile, alors qu'au contraire -prenant soudain conscience de
cette occultation par moi-même, durant des décennies, d'une pulsion
auto-destructrice, j'ai mesuré combien l'auto-effacement de ce mini-drame
d'adolescente a en quelque sorte figé si longtemps le cours extérieur de ma
vie.
L/é : Dans La Femme sans sépulture, vous vous désignez sous
plusieurs noms : l'étrangère, l'écouteuse, la quêteuse, la visiteuse,
l'invitée... Quel mot conviendrait le mieux à votre posture dans ce récit ?
A. D. : Certes, j'ai pu enfin, presque malgré moi, cerne
aussi d'où venait cette pulsion permanente, dans mon trajet d'écrivain, de
me remettre a la tache, sitôt un livre terminé. Conteuse et raconteuse de
fictions ou de récits successifs ? Non, pas vraiment... Les yeux fermés (ou,
pourquoi pas, plantés en arrière de la tête), le passe intime noue, il y
avait l'espace au dehors ! Et la marche, en anonyme dans la foule
méditerranéenne. M'y plongeant dans une ivresse inépuisable, moi, l'infatigable
marcheuse dans les villes du Maghreb (Alger, Tunis, les médinas
marocaines), j'ai ainsi alimenté mes rêves, mes évasions et sans doute, dans ce
vagabondage -assure une continuité de la succession de mes livres.
Entretien proposé par Nathalie Colleville