...je voudrais pouvoir chanter.
L'IMPOSSIBLE EXIL
ASSIA DJEBAR
Voilà. Le nom est écrit. Il y a si longtemps qu'il est
en moi que le voir ainsi posé, cela passerait presque
pour une trahison. Mais non. Il faut dire, il faut
écrire cette fascination, l'expliquer, la décrypter.
Assia Djebar est l'une des voix qui m'ont faite. Elle a
ouvert devant moi des portes qui demeuraient
désespérément closes. Ses hantises ont apprivoisé les
miennes, un peu. La force de ses mots dans le silence
comme dans le fracas a inventé une cartographie de
l'écriture qui a délivré ma parole, qui m'a appris à
dire.
Oh, bien sûr c'est un
grand écrivain, bien sûr tout un chacun sait, pressent,
ce que son oeuvre a de majeur, d'immense. Mais ces
constats ne disent rien d'elle. Rien de ce qui passe
d'elle à moi, lectrice, lecteur, quand de ses écrits
jaillissent à la fois ténèbres et lumière, peur et
courage. Elle m'a bouleversée de façon définitive.
Saurai-je expliquer cette puissance dans laquelle se
mêlent à la fois la souffrance et la clarté,
l'aspiration nécessaire au meilleur de l'humain et la
terrible nécessité aussi du désespoir face à
l'abandon de cette même humanité? Le saurai-je? Ce
souffle si intérieur surgi de la phrase me propulse dans
le texte comme une nef consentante et désorientée
soumise au vent du Sud. Pourtant, ce n'est pas une
rêverie exotique mais bien une reconstruction du temps
et de l'espace qui s'offre alors à moi, interminable
horizon de conscience qui me mène à ce que je suis,
femme vivante.
Car l'écriture d'Assia
Djebar est une conscience. Elle est juste au-delà de ce
Rien qui me leurre. Elle est désillusion là où des
mythes trop faciles croient triompher. De quoi
parle-t-on? De la colonisation peut-être… de
l'indépendance, de la vanité des revanches, de la
tristesse des victoires qui vous saignent. C'est tout
cela. Il existe une guerre permanente qui ronge les
âmes, qui dévore l'Algérie de l'intérieur, qui lui
dérobe sa voix. Le dire, le toucher jusqu'à la blessure
inguérissable, c'est s'exiler en terre de lucidité,
certes, mais aussi s'exiler sur les frontières d'une
souffrance dont on ne revient pas. L'enjeu est tel qu'on
ne peut renoncer. Il faut cela, il faut ce mal de la
parole, cette mise à nu sobre du passé qu'on n'a pas pu
ou pas su exorciser pour avoir le droit d'attendre autre
chose par la suite. Quoi, je ne sais. Mais les mots ont
ce pouvoir de nous dessiner un bien là même où on ne
croit déchiffrer que de la douleur.
Je ne
m'avance ni en diseuse, ni en scripteuse. Sur l'air de la
dépossession, je voudrais pouvoir chanter.
Corps nu - puisque je me dépouille de mes souvenirs d'enfance -
je me veux porteuse d'offrandes, mains tendues vers qui,
vers les Seigneurs de la guerre d'hier, ou vers les
fillettes rôdeuses qui habitent le silence succédant
aux batailles. Et j'offre quoi, sinon les noeuds d'écorce
de la mémoire griffée, je cherche quoi, peut-être la
douve où se noient les mots de meurtrissure. (L'amour
la fantasia, p. 161).
Les mots eux-mêmes ne sont
pas simples. Elle achoppe encore sur la question des
mots. Comme Jabès elle ne cesse de les interroger car
ils sont présents, immanents parfois, mais rien ne vient
d'eux seuls. La langue les travestit, les trahit aussi.
Penser les mots, c'est penser la langue, c'est penser
l'architecture de la pensée, c'est douter jusqu'au
fondement. Assia Djebar écrit dans une langue d'exil
(mais que ce mot revient donc souvent ici) et cette terre
de langage est domaine véritable, une indéniable
possession qui assoit l'âme, qui abrite l'être. Ce
n'est même pas un choix. Écrire en Français est
imposé, contrainte lourde aux relents d'Histoire
terrifiants mais cela comporte à terme une liberté, une
possible liberté, celle de dire l'autre, le monde, soi
et les liens du sens par les mots de l'appropriation.
Est-ce une victoire? Mais
sur qui, sur quoi? Non. C'est un fait. Rien de facile,
mais un fait qui s'impose. Le français venu dans la
souffrance jusqu'aux rives de sa culture, accompagné
d'un cortège de morts, s'est transmué en langue de
l'évasion parce que les méandres de l'attachement
culturel sont multiples et les issues du labyrinthe
aussi. Ses premiers pas hors de chez elle, hors du monde
des femmes de langue arabe ou du dialecte l'ont menée
vers la langue française."Fillette arabe
allant pour la première fois à l'école un matin
d'automne, main dans la main du père…" (L'amour la fantasia). Ce sont les premiers pas
vers le français et la phrase, lumineuse, limpide,
revient à l'envi parce que là se trouve le nœud.
Sortir, c'est se confronter à l'autre et l'autre,
c'était alors un langage autre. De cette lutte pour
accéder à la parole reconnue, il y a eu une mort,
petite mort de soi, implosion gravifique d'une culture
bafouée qui renaîtra seulement plus tard, sous des mots
inconnus, des sonorités étrangères, un chant d'exil.
Et l'être devient cela. Il demeure ce champ dévasté
où soi a dû affronter soi avant de pouvoir enfin nommer
cette souffrance, déracinement – enracinement.
La langue vient donc d'un
intérieur où s'affrontent en silence des heurts
extérieurs. La langue est forgée de conflits, de
contradictions. À ce compte, le secret de l'être ne
résiste pas à la nécessité littéraire de tout voir,
tout embrasser afin d'endiguer la violence intérieure.
Impérieuse, la vague du dire brise les tabous et part en
quête de ces hiatus qui sont à l'espace intérieur ce
que sont les gouffres ou les plus hostiles déserts au
réel qui baigne nos corps.
Pourtant, la réalité
elle-même s'enracine dans les lieux mentaux du langage.
Pour éclairer son histoire, Assia Djebar éclaire de son
regard l'Histoire. C'est un appui de la pensée.
Déconstruire les apparences, mettre à nu les blessures
fondatrices et pour cela, inlassablement, relire le
discours sur l'hier. "Femmes loin de Médine"
est la plongée dans un passé si lointain qu'il a
l'aspect débonnaire des certitudes. Mais de ces
certitudes on peut extraire tant de mensonges, tant de
mal, que redonner la parole aux première rawiyates et
non répéter inlassablement les légendes, écouter ces
femmes qui furent autant que les hommes fondatrices d'une
civilisation, d'une culture, c'est se livrer au
sacrilège d'une libération. Les femmes qui ont entouré
ou rencontré le prophète avaient une densité, une aura
qu'on leur a ôté au plus vite. Rendre à Fatima la
justice de sa réclamation et, à travers cela, proclamer
le droit de ses innombrables héritières à la justice,
à l'humaine justice, rendre à Aïcha la vérité de sa
jeunesse, ses sentiments et ses blessures, pour ne citer
que ces deux exemples trop connus, c'est se retrouver en
tant que femme dans l'imaginaire musulman. C'est ne plus
se perdre dans le discours des mangeurs d'histoire. C'est
accéder à un seuil sur lequel buttent les structures
sociales les mieux ancrées et dépasser l'aveuglement
douloureux du silence, du renoncement.
Aïcha
"mère des croyants" parce que première des
rawiyates (...) elle voit son destin se dessiner : oui,
nourrir la mémoire des croyants, entreprendre cette
longue patience, cet inlassable travail, distiller ce
lait goutte à goutte. Préserver, pour toutes les filles
d'Ismaël, parole vive. (Femmes loin de Médine, p.
264)
Assia Djebar fuit le
silence car son regard est celui du langage. Elle passe
au tamis l'indéchiffrable sable d'un temps occulté.
Tournée vers l'extérieur, à la manière de ces
devinettes tifinagh écrites sur le sable comme un envol
de syllabes venues du fond des temps, elle exhume sans
fléchir les secrets et les aveuglements qui font de la
culture implicite une prison de l'esprit.
Écrire devient cette
tension dans laquelle on se rejoint. Miroir ou
double - et ce ne serait pas la même chose - l'écriture
du temps offre à l'être présent une limpidité
historique et recompose une réalité sans fard. Si c'est
un miroir que d'écrire la quête de soi dans les
dédales d'un passé qui nous obsède, c'est que
l'Histoire nous fait. Déjouer les pièges des
labyrinthes idéologiques donne à voir l'instable du
présent, malgré la permanence en nous de ce mouvement
pendulaire du passé vers le présent. Nous sommes ces
êtres à l'ego puissant, mais tant d'autres aussi, tant
de voix font le siège, oui, de nos savoirs et de nos
désirs. Elle a choisi de laisser résonner la clameur de
ces voix jusqu'à en être remplie, façonnée. Mais
est-ce un choix ? Peut-être n'y avait-il pas
d'alternative devant l'inéluctable douleur de la
conscience. L'Algérie est ma demeure et dans son
paysage, des femmes et des hommes ont posé chacune des
pierres qui ont fait mon esprit. Et je n'oublie pas
qu'ils en ont payé et en paye encore le prix de
l'atroce.
Si l'écriture nous
révèle un double, c'est qu'on est non seulement
l'ensemble de ces voix dans leur simultanéité,
mais aussi ce temps, cette mesure infiniment distendue,
distante même, qui nous fait partie prenante d'un
passé. Depuis ici, maintenant, je plonge dans l'hier.
Hier m'appartient par sa vérité et je me dévêts de
tous les faux semblants du discours. Écrire me fait
regagner cette part de soi qui nous échappe sans cesse,
me réapproprier le récit de ce que je suis en un temps
diffus et vivant qui abolit les mausolées. Est-ce
douloureux ? Dans l'écriture, le double est ce qui
apparaît de soi. Cette vérité a cheminé dans les
marécages du doute avant d'arriver là. Mais jamais
immobile, jamais éternelle, l'image change. Un mouvement
qui me sauve mais n'épargne pas la souffrance. Quand le
passé m'atteint de plein fouet, je demeure pantelante,
en proie au déséquilibre, mais forte au coeur de
cette fragilité car vraie, un peu plus vraie.
Je me prends alors à
vouloir plus. À vouloir tout savoir d'elle, auteur qui
m'accompagne si bien. Oh, pas son existence privée. Je
ne sais rien. Mais elle en ses échos, ses silences, sa
lecture du lieu et du temps qu'elle traverse. Moi dans
ses pas, je poursuis un autre regard, j'apprends les mots
qui disent, qui construisent.
Nous,
enfants dans les patios où nos mères nous apparaissent
encore jeunes, sereines (...) nous, dans le bruissement
alangui des voix féminines perdues, nous en percevons
encore la chaleur ancienne... mais rarement le
recroquevillement. Or ces îlots de paix (...) n'est-ce
pas un peu de cette autonomie végétale des algéroises
du tableau, monde des femmes complètement séparé ?
(Femmes dans un appartement d'Alger, p. 161, ed.
des femmes, 1995)
Je veux sortir. Je veux
être hors du tableau de Delacroix. Il est dans mon
imaginaire la marque d'une appartenance fallacieuse. Je
veux sortir à toute force d'une immobilité qui me
rongerait de silence et d'oubli. Je veux vivre la
rencontre de l'autre en mots libres et violents.
Je veux m'exiler d'une solitude qui n'a jamais trahi
que l'espoir. Que les morts aient enfin un nom pour
exister parmi les vivants ! Je veux dénoncer les rivages
de l'inerte et ne pas échouer dans une anse trompeuse
d'évidences tacites. Rien n'est donné, rien ne vient
seul. Je m'exile de la torpeur d'une souffrance
ronronnante pour plonger dans l'acide d'une vérité à
découvrir sans cesse.
Dans le temps l'écriture
est ce double qui révèle à la lumière de
l'entendement les visages du passé. Dans les lieux de
l'imaginaire, elle est donc l'exil à la fois douloureux
et salutaire qui met toute chose à distance, sur une
frontière entre soi et l'absolue indifférence, où tout
serait étranger. L'écriture est un passage. Une porte
entre moi et l'autre, en ce que l'Autre a de plus
immense. L'écriture défait le secret de
l'intransmissible, crée cette indispensable transition
de moi en devenir parmi les autres, dans le monde.
Que reste-t-il à dire? Une
nostalgie brûlante, faite de violence et de désir
m'étreint à chaque lecture. Une vie riche de milliers
de vies grésille en moi. La voix d'Assia Djebar a cette
résonance particulière qui me dit toute la souffrance
tapie sous les silences coupables, qui débusque la
malédiction du mutisme sous l'artifice des belles
paroles. Ouverture, je le redis, les mots me délivrent
du froid et de l'oubli. Ils jettent des passerelles vers
d'inaccessibles trous d'ombres et j'admire, oui, j'admire
sans limite cette force déchirante, cette force ou
transparaissent toutes les blessures et qui pourtant ne
laisse pas l'Être renoncer à sa conscience.
Assia Djebar, c'est une
rencontre infinie. Elle est carrefour et je me présente
devant des textes qui me dépouillent de toutes les
prétentions de l'illusion. J'y plonge jusqu'à trouver
une main vivante, parole de l'Autre en chemin aussi. Je
me réconcilie au-delà de l'impuissance de chaque propos
avec l'acte si doux, si dur, de dire la vie en son
insoutenable densité, de lire la vie, cette nécessité
intègre.
Leïla Zhour - août 2000 - Tous