Pourquoi et Comment...
« J’aspire
à la paix des cimetières musulmans, où le troisième jour après l’enterrement
les femmes viennent parler sur la tombe… »
L’écrivaine évoque, dans son dernier livre, son
adolescence et sa tentative de suicide. Dans l’entretien qui suit, elle revient
sur ce qui l’a motivée mais aussi sur ses succès littéraires et son
pays,
l’Algérie.
Écouter parler Assia Djebar, c’est comme lire ses romans.
Chaque phrase est une plongée dans un passé lointain, dont on ne revient qu’en
haletant, essoufflé par la puissance et l’amplitude d’un imaginaire qui ne
connaît pas de frontières. Mêlant époques et voix, la grande dame des lettres
francophones évoque la tragédie des femmes algériennes, ses combats pour
l’émancipation, ses défaites et ses révoltes, autant de sujets dans lesquels
l’écrivaine puise depuis plus de cinquante ans la matière de son œuvre de
romancière, de cinéaste et de dramaturge.
Seize romans et recueils de nouvelles, deux longs-métrages, des pièces de
théâtre constituent cette œuvre magistrale dont le rayonnement dépasse
aujourd’hui largement les frontières de l’Algérie et de la France, comme en
témoignent les prix prestigieux qui lui ont été attribués en Allemagne, aux
États-Unis ou en Italie. Membre de l’Académie française depuis 2005, enseignante
à New York University, la romancière, âgée aujourd’hui de 71 ans, partage sa
vie entre Paris et New York.
Son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père, est un récit
d’éducation sentimentale, à mi-chemin entre l’autobiographique et le féminisme
militant. Au cœur de ce texte saisissant et évocateur, le récit d’un
traumatisme personnel, survenu au terme de l’adolescence. L’irréparable évité
de justesse. « Quand j’écris, j’écris toujours comme si j’allais mourir demain
», confie-t-elle.
Or elle a écrit ce livre avec la conscience douloureuse qu’elle était déjà
morte. Morte psychiquement, depuis plus d’un demi-siècle. Depuis ce matin
d’octobre 1953, quand, adolescente saisie par une soudaine pulsion de mort,
elle a failli mettre fin à ses jours après une violente dispute avec son
fiancé.
C’est la première fois que la romancière en parle, avec une sincérité si
bouleversante que le lecteur est tenté, en refermant Nulle part dans la maison
de mon père, de retourner encore et encore aux plus belles pages de ce
roman-confession.
Ces pages concernent, entre autres, l’enfance ressuscitée de la romancière,
éclairée par la figure d’un père libéral et ombrageux, la découverte de la
littérature et la boulimie des livres qui s’ensuit (« la lecture sera ma seule
ivresse »), la nostalgie de la langue ancestrale, les paysages de la campagne…
Elles concernent surtout la révolte des aïeules mythiques et réelles dans le
sillage desquelles Assia Djebar n’a cessé de se situer depuis ses tout premiers
écrits. Une sorte d’héritage irréductible de douleur qui prépare la romancière
pour ses propres drames, ses frustrations d’être femme dans un univers
doublement dominé, colonial et patriarcal.
Ces différents thèmes, traités avec lyrisme et un souci scrupuleux du réel, structurent
la trame de ce récit dans l’Algérie coloniale. Nulle part dans la maison de mon
père, c’est 400 pages de pur bonheur de lecture, rythmé par cette mélopée
lancinante et incantatoire qui est la marque de fabrique de l'écriture djebarienne
Son seizième roman
« Il faudrait que je vous explique pourquoi et comment j’ai écrit Nulle part
dans la maison de mon père. Ce roman raconte une très grave crise d’adolescence
que j’ai traversée et expulsée de ma mémoire aussitôt la crise passée. Cette
crise a éclaté en 1953, tout juste un an avant le début de la guerre d’Algérie.
Depuis, je l’avais complètement occultée. Et puis, le souvenir m’est revenu il
y a trois ou quatre ans.
Un matin, dans mon appartement de New York, j’étais en train de ranger mes affaires,
quand j’ai entendu à la radio que le journal New York Times avait publié dans
son édition du jour l’histoire d’une Palestinienne de 16 ans qui s’était fait
exploser en Israël. Bouleversée, je suis allée acheter le journal. Devant la
photo de la jeune fille en première page, j’ai été prise de tremblements. La
mémoire de l’acte de folie désespéré que j’avais commis il y a plus d’un
demi-siècle a ressurgi tout d’un coup. J’avais à l’époque l’âge de la jeune
kamikaze. Les circonstances, le visage courroucé de mon fiancé qui m’avait
poussée au suicide, le désespoir, tout m’est revenu avec une telle clarté que
j’en étais profondément ébranlée. Il fallait que je l’écrive. Je m’y suis mise
dès le soir. Le plus dur était de raconter l’acte et ses conséquences dont le
récit occupe les trente dernières pages du livre. Je les ai écrites en un jour,
pleurant tout mon soûl. Je pleurais car je me suis rendu compte que j’ai gâché
ma vie de femme en n’osant pas explorer davantage cet abîme qui s’était ouvert
sous mes pieds par un matin d’octobre en Algérie. Je n’en suis pas encore
consolée. Je pourrais en pleurer encore.
Autobiographie ?
Ce livre n’est pas une autobiographie, parce que pour moi une autobiographie
est une accumulation de multiples notations sur le passé à partir desquelles
l’écrivain peut relater ce que fut sa vie. Pour ma part, j’ai tiré de mon
enfance et de mon adolescence uniquement les éléments qui me permettent de
comprendre le sens de cette pulsion de mort qui a fondé ma vie d’adulte. Il
s’agit plutôt d’une auto-analyse.
Voilà ce qui s’était passé. Mon fiancé m’avait humiliée. Il avait tenu des
propos déplacés, insultants. Je n’étais pas habituée à recevoir des ordres, ni
de mon père ni de quiconque. C’est pourquoi j’ai vécu l’attitude tyrannique de
mon fiancé comme une agression. J’ai alors couru comme une folle à travers les
rues d’Alger. Je voulais m’anéantir là où la mer rencontre le ciel…
Ses premiers livres
La Soif est mon premier roman publié. Il est paru en 1957. J’avais parié avec
mon amoureux que je pouvais écrire un roman en trente jours. C’est ce que j’ai
fait d’ailleurs. En fait, j’ai pu tenir le pari grâce à l’appel à la grève
lancé à l’époque par l’Union générale des étudiants musulmans d’Afrique (Ugema)
en solidarité avec le FLN. J’étais étudiante à l’École normale supérieure des
filles à Paris. Comme je faisais grève, j’eus tout le loisir pour écrire.
Le roman a eu un certain retentissement à cause du personnage principal qui
était une jeune fille plutôt libérée. C’était une libération toute relative,
mais on m’a collé le sobriquet de “Françoise Sagan musulmane”. Ma seule crainte
à l’époque était que mon père tombe sur ce roman “osé”. Il me fallait un nom de
plume. [Le vrai nom d’Assia Djebar est Fathima-Zohra Imalayène, NDLR]. On m’a
proposé “Assia”, qui est celle qui console en arabe, et “Djebar”, qui veut dire
“intransigeante”. Ce nom m’a plu car je savais que pour faire œuvre littéraire
il fallait être intransigeante. Avec soi-même, bien sûr !
Toutefois, mon vrai premier roman était un récit que j’avais écrit avant La
Soif en fantasmant sur la vie des maquisards algériens. Je m’étais basée sur
les informations qui avaient alors commencé à filtrer sur les maquis et je
m’étais mise dans la peau d’un maquisard au grand cœur. Le livre n’était pas
très bon, mais je l’avais quand même envoyé aux éditions du Seuil, qui venaient
de publier Nedjma, de Kateb Yacine. On m’avait répondu que je savais écrire
mais que l’histoire n’était pas très convaincante !
Mon deuxième roman, Les Impatients, a paru en 1958. Il était mieux que le
premier, plus étoffé. Entre-temps, j’avais été renvoyée de l ’École normale
supérieure parce que j’avais publié un livre, ce qui était contraire au
règlement de l’école. L’ écrivain Maurice Clavel, qui avait eu connaissance de
mes premiers écrits, en avait touché un mot au général de Gaulle, qui lui, à
son tour, est intervenu auprès de la directrice de mon école pour que je sois
réintégrée. C’est bien la preuve que l’écriture sert à quelque chose !
L’Académie française,
les États-Unis
Je suis encore très étonnée de me retrouver à l’Académie française.
D’autant plus étonnée que mon œuvre est très peu connue en France, alors que
mes livres font l’objet de nombreux débats, de critiques souvent très
stimulantes en Allemagne ou aux États-Unis.
Je suis allée pour la première fois aux États-Unis dans les années 1980 et j’y
enseigne régulièrement depuis 1995. J’adore l’atmosphère des campus américains
où règnent une multiplicité de points de vue et un formidable dynamisme
intellectuel. J’aime aussi les bibliothèques américaines. Elles sont richement
dotées, propices au travail de réflexion et à la recherche.
Algérie, mon amour !
J’ai quitté l’Algérie en 1954 pour aller faire mes études à Paris. J’y suis
revenue après l’indépendance, en passant par la Tunisie. Ce pays avait
accueilli pendant la guerre environ 300 000 réfugiés algériens. Parmi eux,
beaucoup de femmes, des paysannes illettrées qui venaient de la région des
Aurès. Les rencontrer fut une révélation pour moi dont l’univers se limitait à
la petite bourgeoisie qui vivait entre Blida et Cherchell.
À mon retour au pays, on m’a nommée à l’université d’Alger, où j’ai enseigné de
1962 à 1965 l’histoire algérienne moderne et contemporaine. Comme j’avais une
formation d’historienne, ce poste me convenait parfaitement, jusqu’au moment où
l’on a arabisé l’enseignement de l’histoire. J’ai alors démissionné et suis
repartie.
L’arabisation a été une véritable catastrophe parce que l’essentiel des sources
de l’histoire contemporaine que j’enseignais était en français. Nous imposer
l’arabe était condamner à mort cette école historiographique algérienne que
j’avais commencé à mettre sur pied avec une quinzaine d’étudiants. J’ai
toujours pensé que c’était important pour un pays fraîchement indépendant de
prendre en charge sa mémoire collective et de repenser son histoire. La méthode
était plus importante que la langue.
L’arabisation a pour conséquence qu’il n’y a plus d’historiens dignes de ce nom
parmi les nouvelles générations. Du coup, on n’a plus de travaux sur notre
passé, notre identité, notre évolution à travers les époques. Il n’est donc pas
étonnant que les Algériens, plus que les Marocains et les Tunisiens d’ailleurs,
aient été si peu préparés à relever les défis identitaires devant la folie
islamiste qui submerge notre pays depuis une quinzaine d’années.
La dernière fois que j’ai quitté l’Algérie, c’était au début des années 1980
quand une chape de plomb est tombée sur le pays, et que les écrivains étaient
menacés, les femmes reléguées à la domesticité. Lorsque je me promenais dans
les rues d’Alger, je me retrouvais seule femme au milieu des hommes.
Mais je continue de croire dans le renouveau de l’Algérie, où je suis née et où
j’espère mourir un jour. J’aspire à la paix des cimetières musulmans, où le
troisième jour après l’enterrement les femmes viennent parler sur la tombe… »
TIRTHANKAR CHANDA